Le week-end dernier, je suis tombé sur un article d’opinion qui m’a fasciné : We live like royalty and we don’t know it, signé Charles C. Mann.
Dans l’article, le journaliste raconte cette anecdote : l’ex-président américain Thomas Jefferson, l’homme parmi les plus riches et influents de son époque, avait un problème important causé par le froid constant de sa maison… l’encre de son stylo gelait tout le temps!
C’est dire à quel point la vie au 18ᵉ siècle ne ressemblait pas du tout à la nôtre. Chauffage central? Inimaginable. Eau potable fiable? Défi impossible. Abondance alimentaire? Un rêve. Et nous, aujourd’hui, on vire fou pour une app qui plante, un Wi-Fi un peu lent ou du déneigement de rue qui prend trop de temps.
Ce que Mann souligne, c’est qu’on profite maintenant d’infrastructures collectives (l’eau, l’électricité, la santé publique, le transport) si efficaces qu’on en oublie toute la complexité. On vit comme la royauté par rapport à Jefferson, mais on ne réalise pas toujours que ce confort s’appuie sur des systèmes gigantesques, bâtis sur des décennies, voire des siècles.
Aujourd’hui, je constate qu’on est en train de vivre exactement la même chose avec l’intelligence artificielle. On bâtit une nouvelle génération de « cathédrales », et on est à peu près au stade où l’électricité n’en était qu’à ses toutes premières ampoules.
Sundar Pichai, CEO de Google, a justement dit qu’il voyait l’IA comme une invention plus marquante que l’électricité ou le feu. Ça correspond parfaitement avec l’idée qu’on est à l’aube d’une révolution de la même envergure que les infrastructures modernes dont on bénéficie aujourd’hui et qu’on prend pour acquises.
Les nouvelles “corvées” bientôt automatisées
Au 19ᵉ siècle, seuls les ultra-riches pouvaient se permettre d’avoir des domestiques pour faire le lavage et la cuisine à leur place. Aujourd’hui, tout le monde ou presque a accès à une laveuse, un micro-onde, Uber Eats, etc. On a automatisé ce qui était jadis une corvée.
Même principe avec l’IA : un rédacteur peut se servir de ChatGPT pour générer une première ébauche de texte, un DA peut lancer quelques prompts à MidJourney pour obtenir des visuels. Certaines tâches répétitives (recherche documentaire, relecture, variations de design) deviennent un prompt qui nous donne un résultat instantané.
Et quand on voit que l’IA progresse à vitesse grand V, on se dit qu’à terme avec les agents IA, on atteindra un confort inédit pour nos tâches intellectuelles, ce que l’électricité a été pour nos tâches manuelles.
Tout début de l’ère IA : on refait l’histoire sous nos yeux
On voit déjà poindre une « explosion cambrienne » de l’IA : des applications dans tous les secteurs, des entreprises qui s’en servent pour automatiser leurs processus, des créateurs qui jouent avec MidJourney, Runway et cie pour concevoir des univers entiers.
C’est un peu comme le début du XXᵉ siècle, où moins de 1% des familles américaines possédaient une voiture en 1907, et dix ans plus tard, plus de la moitié en avaient une. Même trajectoire fulgurante. Et dans vingt ans, il y a fort à parier que l’IA soit tellement imbriquée dans nos routines qu’on la verra comme l’équivalent du robinet d’eau potable : un truc qu’on ouvre machinalement, sans vraiment y penser.
Les cathédrales, ça ne tient pas tout seul
Thomas Jefferson rêvait peut-être d’un poêle plus chaud, mais il ne pouvait pas imaginer les « miracles » d’ingénierie d’aujourd’hui. De la même manière, on a beau s’extasier devant ChatGPT, on est loin de réaliser la complexité derrière ces modèles. On parle de serveurs qui consomment une quantité exponentielle d’énergie, de réseaux de neurones gigantesques, de données colossales qu’il faut sécuriser et mettre à jour constamment. C’est une mécanique de précision, à l’image de nos réseaux d’aqueduc, du déneigement des routes (sic) et de lignes à haute tension. Et comme pour nos infrastructures physiques, on ne se rend compte de leur importance que lorsqu’il y a une panne ou incident.
Évidemment, ça va venir avec son lot de défis. On est un peu comme au premier stade de la distribution d’eau : il faut vérifier les canalisations, s’assurer de la potabilité. Dans le cas de l’IA, ça signifie être vigilant face aux informations qu’elle produit, apprendre à la guider avec des prompts précis (sinon, on se retrouve avec n’importe quoi). Bref, on va devoir entretenir cette nouvelle infrastructure, la surveiller et la peaufiner.
Dans son article, Charles C. Mann insiste : si on veut que nos infrastructures perdurent, il faut s’y investir, les comprendre, les améliorer. Idem pour l’IA. Entre les questions de droit d’auteur, de monopoles, de régulation, d’éthique, on est clairement dans la phase où il faut poser les bases. À l’époque de l’essor de l’électricité, il a bien fallu légiférer pour encadrer sa distribution, son exploitation. On en est là, avec l’IA : Qui possède les données? Comment rémunérer les créateurs quand un modèle se nourrit de millions d’œuvres? Où s’arrête la propriété intellectuelle?
Ne pas perdre de vue l’essentiel
Ce qui est fascinant, c’est que malgré ces défis, l’IA apporte déjà une facilité d’usage démentielle. Tout comme on n’a pas besoin de connaître la physique des courants alternatifs pour allumer la lumière, on n’a pas besoin de maîtriser le machine learning pour utiliser ChatGPT. En quelques clics, on accède à des capacités créatives, informatives, stratégiques qu’on aurait mis des heures à déployer tout seul. Comme pour nos systèmes modernes, la complexité est sous le capot. Mais on doit rester conscients qu’elle existe, qu’il y a du génie humain, de l’énergie, un investissement colossal derrière.
Et c’est peut-être ça, le point commun le plus fort avec l’article de Mann : prendre conscience de la valeur de ce qu’on a. On vit dans un confort inouï grâce à des infrastructures héritées du passé, et on est en train de bâtir de nouvelles fondations pour les générations futures.
Comprendre la portée de cette révolution IA, c’est le premier pas pour en faire quelque chose de positif. Comme le dit Mann, si on veut éviter que l’encre ne gèle à nouveau au bout de notre plume, il va falloir entretenir et surtout… comprendre nos cathédrales modernes.